Journée internationale des femmes et filles de science : « Osez, quitte à vous tromper. Cela nous rend plus fortes ! » - Entretien avec Christelle Piechurski

La Journée internationale des femmes et filles de science se tient chaque année depuis 2015 à l’initiative de l’ONU, afin de promouvoir la participation et l’engagement des femmes et des filles dans le champ des STEM (Sciences, technologies, ingénierie et mathématiques). Au carrefour des sciences et des technologies, Christelle Piechurski a notamment été responsable Calcul quantique et HPC pour GENCI. Elle a accepté de répondre à nos questions. Elle revient ici sur son parcours, sur les raisons qui l'ont poussée à choisir son métier, sur sa vision du HPC, du quantique, de l’IA au service de la science. Forte d’un parcours rare qui l’a menée de la Bretagne à l’Angola, de l’Angola à Paris, de la science au HPC et du HPC au quantique, Christelle Piechurski témoigne également de son expérience de femme dans le monde des technologies et des sciences et des pistes d’évolution.
Bonjour Christelle. Pourriez-vous vous en quelques mots vous présenter et décrire votre parcours ?
Je suis d’origine bretonne, de Concarneau. J’ai cinquante ans. Après un bac scientifique au Lycée Brizeux de Quimper, j’ai choisi la voie scientifique qui m’a conduit vers un DEA de physique des matériaux à l’UBO (Université de Bretagne Occidentale). La physique quantique faisait alors partie intégrante de ma formation et je n’imaginais pas que des années plus tard, elle serait au cœur de mon activité. Je suis sensible aux enjeux environnementaux et attachée à ma région. J’ai ensuite entamé une thèse en océanographie spatiale à l’IFREMER. Je n’ai pas pu poursuivre ce projet par manque de financement. Alors, il m’a fallu faire face, choisir une voix différente pour avancer. Ce qui semblait une difficulté s’avéra une opportunité : je voulais allier science et voyages, à la découverte d’un monde qui bouge en permanence et que je ne connaissais pas. J’ai alors intégré CGG (la Compagnie générale de Géophysique), qui œuvre notamment dans le domaine du traitement de données sismiques. En tant que développeuse de leur logiciel j’ai appris par moi-même le Fortran 77, le langage emblématique de la communauté scientifique. Après 3 années, j’ai eu envie de comprendre les super-machines qui permettent, via la simulation numérique, de cartographier les sols. L'un des enjeux étant de découvrir des matières premières, comme du pétrole ou du gaz.
Les supercalculateurs au service de la science ont ouvert une deuxième page de votre vie professionnelle ?
Cette page va au-delà-même de ma vie professionnelle. En 2000, j’ai décidé de travailler à l’administration de ces gros systèmes de calcul. L’opportunité s’est présentée au sein de CGG de partir en Angola pour gérer les moyens informatiques d’un centre de traitement de données. L’Angola était en guerre civile à l’époque, avec de forts enjeux liés au commerce du pétrole et de diamants. J’habitais une maison dans la ville de Luanda, parmi les angolais. J’ai toujours refusé la tyrannie de la peur. Baignée dans cette culture radicalement différente de la mienne, j'ai été conduite à apprendre comment les gens autour de moi vivaient ou même survivaient. J’ai appris le portugais, leur langue, pour communiquer avec les opérateurs du centre, dont une jeune femme, Luisa, de qui j’ai beaucoup appris. J’y ai aussi vu les ravages de la misère et connu l’horreur de leur guerre. Mais j’y ai aussi vécu les années de ma vie les plus riches d’enseignements, celles qui vous ouvrent les voix de la tolérance, de l’ouverture d’esprit et de la bienveillance.
Professionnellement, notre équipe s'assurait que les moyens de calcul étaient opérationnels H24. À l’instar des puits de pétrole, la machine ne devait pas s’arrêter. C’était mon rôle d’y veiller. Il fallait optimiser son usage pour une restitution chronométrée des études aux géophysiciens du centre. Cela impliquait d’optimiser la consommation d’énergie. J’ai accompagné des opérateurs locaux dans la compréhension de ces enjeux, ce qui n’est pas si simple dans un pays où tout manque dans la vie de tous les jours. Je suis ensuite rentrée en France, où j’ai eu la chance d’intégrer une équipe de veille technologique au sein de CGG avec toujours l’optimisation comme maître-mot, et ce notamment sur les aspects stockage de données d’un calculateur.
En 2008, j’ai quitté CGG et j’ai pris du temps pour ma grossesse et les premiers mois de ma fille Sasha. C’était essentiel. Après 20 mois, j’ai rejoint SGI avant de travailler pour la société française Bull, qui deviendra Atos, aujourd’hui l’un des leaders dans la conception des supercalculateurs. Je m’y suis épanouie en tant qu’architecte de supercalculateurs avec la même interrogation pour chaque client, académique comme industriel : quelle sera l’architecture la plus efficace pour leurs applications ? Et ce, que ce soit en météorologie, en aéronautique, dans l'automobile et dans bien d’autres domaines de recherche. C’est aussi avec Atos que j’ai réactivité ma fibre du quantique pour valoriser un émulateur quantique développé par les équipes d’Atos afin de permettre aux communautés scientifiques de s’approprier l’algorithmie quantique en attendant les premiers calculateurs quantiques tolérants aux erreurs.
Le cœur de votre activité contribue donc de manière déterminante à la science et à l’innovation ?
Avant les années 2000, on travaillait avec des systèmes dont la puissances ne dépassait pas quelques Téraflops. Ensuite, on a vu se démocratiser les grappes de calcul - ce qu’on appelle les clusters, basées sur des architectures scalaires équipés de réseaux d’interconnexion puissants qui ont permis au HPC de passer à des puissances de calcul que personne n’aurait osé imaginer 40 ans plus tôt. Le seul problème était que ces machines consommaient beaucoup d’électricité et qu’il a fallu trouver un moyen pour permettre aux chercheurs de continuer à avancer dans leurs travaux tout en réduisant cette consommation. Il y a un peu plus de 5 ans, l’idée d’utiliser les cartes graphiques initialement dédiées au jeux vidéo a émergé pour un usage de calcul intensif et commence aujourd’hui à se démocratiser dans le monde de la simulation numérique et du HPC.
L’innovation, c’est aussi ne pas s’arrêter à ce que nous connaissons et oser la découverte de paradigmes que nous ne connaissons pas. Nous devons les explorer pour répondre aux problèmes non résolus et ouvrir le champ des possibles. Le développement de l’informatique quantique répond à cela. Il s’appuie sur les propriétés naturelles des particules qui nous entourent, les photons ou les électrons par exemple. Il ne faut pas avoir peur d’exploiter ce nouveau paradigme, même s’il est aujourd’hui encore naissant, et le combiner à celui que nous connaissons déjà, le HPC et l’IA, pour en faire une force conjointe. L’acronyme HPC/Q/ IA a certainement beaucoup d’avenir.
De mon point de vue, s’il n’est pas en l’état possible de prédire avec certitude ce que ces nouveaux paradigmes apporteront, il est indispensable de les explorer pour le savoir, quitte à se tromper ou à ne pas en retirer ce que l’on attendait.
L’informatique quantique a vocation en l’état à devenir un complément et non un substitut, permettant de résoudre des choses que nous n’avons pas encore su résoudre, notamment en raison de problèmes d’échelle, qu’on ne peut pas traiter sur des machines classiques. La plupart des problèmes induisant un fort enjeu d’optimisation pourraient être impactés. Mais attention, on ne traitera pas tous les problèmes avec le calcul quantique. Le calcul quantique n’opère pas de calcul sur les données mais sur les états des particules.
Enfin, je tiens à souligner ici que le rôle de GENCI pour le déploiement de cette révolution en France et en Europe a été et demeure déterminant, dans l’approche HPC-IA/QC notamment.
Précisément, comment décririez-vous le rôle de GENCI et votre expérience ici ?
GENCI est un organe essentiel pour la recherche française et européenne. Il a un rôle de leadership au même titre que de très gros centres de recherche en Europe en assurant non seulement la mise à disposition de moyens de calculs traditionnels comme le HPC mais aussi de moyens de calcul innovants pour les chercheurs comme l’IA et le quantique. Cela est crucial pour permettre à nos chercheurs/développeurs de s’approprier ces instruments et méthodes qui permettront d’étendre les champs des possibles découvertes de demain. Mais la force de GENCI, c’est aussi l’humain, par un état d’esprit, par sa relation avec les centres de calcul et tous les acteurs d’un écosystème qui comprend des chercheurs, des développeurs, des fournisseurs, des startups, des académiques, des industriels, les pouvoirs publics, les organismes scientifiques, les étudiants…
Il est nécessaire dans notre domaine d’être créatif et en permanence à l’affut des besoins de chercheurs, jusqu’à être initiateur voire pionnier. En ce sens, GENCI a été l’une des premières entités en Europe, pour ne pas dire la première, à donner les moyens aux chercheurs académiques et industriels de travailler avec les méthodes et les outils de l’intelligence artificielle convergée avec le HPC. Il l’est également en participant au programme national HQI, en supportant l’implémentation de la révolution quantique, en France, et aussi en Europe.
J’ai eu l’immense chance pendant 3 ans de participer à la mise en œuvre de la feuille de route de GENCI sur l’ensemble de ces sujets et d’être au plus prêt des utilisateurs pour mieux comprendre leurs besoins. Aujourd’hui, j’ai abordé une autre facette de cette chaîne de valeur : le monde du semi-conducteur qui est au cœur des technologies de calcul.
Vous avez participé à un projet ayant récemment reçu le prix Gordon Bell. Quel est ce projet ? Quels sont ses impacts ? Qu’est-ce-que le prix Gordon Bell ?
En quelques mots, le Gordon Bell est un prix qui permet de valoriser une contribution importante du monde de la simulation numérique pour la recherche scientifique.
Le nom de ce prix est celui d’un chercheur américain en électronique et en informatique (Chester Gordon Bell, né en 1934), qui a travaillé notamment sur différentes microarchitectures de puces. Le Gordon Bell est attribué chaque année à une équipe scientifique au moment du plus grand rassemblement de la communauté HPC, Supercomputing, aux états-Unis. Cette année, c’est un consortium international avec des talents Français (CEA/GENCI), Américains (Berkeley) et japonais (Riken) qui a remporté cette distinction. Ce projet a permis de faire avancer les travaux sur la modélisation d’accélérateurs de particules basés sur des lasers grâce à la puissance des plus gros supercalculateurs au monde : Frontier qui est la première machine à posséder une puissance exaflopique, Fugaku la machine de Riken, Permulter (NERSC), Summit. Ces quatre machines ont toutes des caractéristiques technologiques différentes mais complémentaires. Maintenir un niveau élevé de diversité technologique dans le domaine de la simulation numérique et de l’IA me semble essentiel.
Les applications de cette recherche conjointe seront multiples, notamment dans le domaine de la santé avec la radiothérapie flash, qui permet de détruire les cellules cancéreuses tout en épargnant les tissus sains.Dans tous les cas, ce projet est une belle démonstration de la complémentarité des 2 mondes, scientifique et informatique et de l’importance de mettre la simulation numérique comme un outil au service d’avancées scientifiques dont certaines ont des enjeux sociétaux considérables. Au-delà, c’est l’alliance de compétences sur toute la chaîne de valeur qui a permis d’atteindre cet objectif, avec des chercheurs, des développeurs, des experts applicatifs chez les intégrateurs et vendeurs de technologies et des personnes motivées pour faire avancer un projet en un temps restreint puisque le « gros » du travail a été réalisé en 4 mois, avec 3 femmes qui ont pris part au projet dont 2 françaises et une japonaise.
Les univers technologiques et scientifiques, sont réputés pour présenter des difficultés d’accès pour les filles et les femmes. Quelle sont vos expériences, vos impressions, vos analyses et conseils sur ce point ?
L’univers du HPC, de l’IA et du quantique est fait de gens passionnés. Beaucoup ont des étoiles dans les yeux. J’ai eu beaucoup de chances sur tout mon parcours de rencontrer des hommes et des femmes exceptionnels qui m’ont portée et toujours donné l’envie d’aller de l’avant. C’est mon quotidien, j’évolue auprès de personnes qui mettent le meilleur du numérique au service de la science.
A dire vrai, je suis universaliste. Je me projette d’abord en tant que personne contributrice. Mon principal complexe, si j’avais dû en avoir un, cela aurait été ma taille. Je ne suis pas très grande. Pour m’accomplir, il a fallu me démarquer. Je me suis donné les moyens de réaliser ma chance, en travaillant beaucoup, et en mettant mon énergie au service de la science et de l’informatique. Je reconnais également que cette chance pour le dire ainsi, prend aussi sa source dans la confiance que je donne et que je reçois. Mon expérience est issue de rencontres avec des gens passionnés et bienveillants. C’est une chance et un état d’esprit. Et les femmes comme les autres, pour reprendre cette phrase de René Char doivent pouvoir « imposer leur chance, serrer leur bonheur et aller vers leur risque. « À te regarder ils s’habitueront » poursuit-il. Pendant des années je ne voulais pas que l’on regarde ma personne mais mes compétences et j’exprimais peu ma féminité. La solidarité, particulièrement féminine et l’accomplissement m’ont aidé à voir les choses autrement.
Je ne suis pas une personne à conseils. Je dirais que rendre l’instruction scientifique plus ludique pourrait contribuer à la rendre plus attractive. Il serait bien d’illustrer et de donner du sens à la science, et notamment d’exprimer avec des mots simples ce qu’elle permet d’accomplir et cela très tôt dans l’enseignement des jeunes enfants, qu’ils soient filles ou garçons.
Très concrètement, ma fille est au collège Maurice Ravel à Montfort-L’amaury. Le collège a mis en place depuis l’année dernière une section aéronautique. Chaque professeur, quelle que soit sa matière, propose des thématiques sur la base de l’aéronautique : c’est une découverte qui passe par des enseignements de la physique, mais aussi des témoignages d’entreprises (Airfrance, Thales), le BIA (Brevet d’initiation Aero), des baptêmes, des vols accompagnés, la rencontre avec des mécaniciens, comment fonctionne un moteur. Dans la foulée, j’ai pu lui expliquer à quoi servaient des centres de recherche comme CERFACS, l’ONERA ou l’INRIA de ROUEN, les travaux de simulation numériques liés à ce monde pour optimiser l’efficacité des moteurs avec un impact direct sur l’environnement, phénomène auquel nos enfants sont très sensibles. Elle n’a que 14 ans. Elle m’épate.
Être une femme dans ce milieu très masculin : je pense que cela peut être difficile. S’ouvrir aux autres et provoquer sa chance me semble nécessaire pour avancer. Avoir de l’audace, c’est essentiel ! Osez , quitte à vous tromper. Cela vous rend plus fortes !
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